Break-time dans les bois

Eun-Ae avait donné rendez-vous à Ji Hye il y a maintenant quelques jours. La jeune femme avait ressenti un étrange besoin d'évacuer quelques tensions et frustrations du quotidien. Une cliente de Séoul désagréable. Un travail revenant avec une mauvaise note. Des propos blessants. Un quotidien morne. Et une culpabilité dure à portée sur ses frêles épaules. Eun-Ae essayait de ne plus y penser, mais son ésprit était contradictoire. Difficile de retenir son subconscient, d'autant plus quand vous avez transgressé ce qui semblait être vos valeurs morales. Au fil des jours, elle arriverait surement à se pardonner. Son esprit récrivait peu à peu la vérité. Il était ainsi plus facile d'accepter ce qu'elle avait commis.
Jouant nerveusement avec son téléphone, Eun-Ae attendait à l'abri sous son épais manteau. Les journées s'étaient considérablement rafraichis à Jeju. Il était maintenant plus que rare de voir des personnes flânant dans les rues en t-shirt. Les jours froids arrivaient à grands pas. Pour avoir bien souvent sous-estimer le climat de Jeju, la jeune sorcière avait appris à ses dépens à faire attention. Elle espérait que Ji Hye avait également fait attention.

Cette dernière fit justement son apparition dans son champ de vision. Eun-Ae un sourire aux lèvres lui fit signe.

« - Ji-Hye ! Par ici ! »

Il faut dire qu'il n'y avait pas grand monde qui attendait à cet endroit-là, mais l'attention y était. Au moins, Ji Hye ne pouvait pas la rater. La sorcière blonde la reconnût bien vite et vînt à sa rencontre. Eun-Ae ne perdit pas de temps.

« - Mettons-nous en chemin. As-tu une idée de la direction que tu souhaites qu'on prenne dans notre périple ? »

C'est à l'ombre des premiers arbres qu'Eun-Ae prit conscience de son manque de politesse. Il aurait été plus convenable de demander à Ji Hye comment s'était passé la route et comment elle allait avant de prendre le chemin de la forêt. Ce qui était fait était fait. Il fallait l'assumer.

« - Excuse-moi, je ne t'ai pas demandé comment tu allais. Comment s'est passée cette semaine de cours ? »

A vouloir aller toujours droit au but, on oublie parfois le plus important.

Au-dessus de leur tête, le léger bruit du vent se fait entendre. Il s'engouffre sur les branches supérieures des arbres. Les feuilles frétillent délicatement à son passage. Ainsi, c'est toute la forêt qui s'éveille. Le pas des deux femmes n'ait pas pressé. Elles peuvent prendre leur temps à l'abri dans la forêt. Le temps du commun des mortels semble s'être suspendu. Ici, le stress du quotidien s'envole.

Ensemble, elles empruntaient le chemin que Ji Hye semblait connaître. Cette dernière marchait facilement sur le chemin qui devait être familier pour elle. Cette histoire de pont en bois disait vaguement quelque chose à Eun-Ae. Elle avait dû y passer quelques fois, même si elle appréciait plus les hauteurs de la forêt. Il y avait toujours quelque chose de magique à grimper pendant quelques heures pour finalement, tomber au détour d'un bosquet, sur une magnifique vue de Jeju.

« -Tant mieux si tout va bien. Les choses suivent leurs cours de mon côté. »

Quelle plaisanterie. Tout était parti en vrille. Les clients devenaient de moins en moins supportables. A moins que cela soit elle qui devenait insupportable ? Eun-Ae ne savait plus vraiment. Les nuits, grises dans le meilleur des cas, blanches dans le pire, s'enchaînaient. Une sorcière connaissant les plantes sur le bout de ses doigts qui n'arrivaient pas à trouver le sommeil. C'était le comble ! Les concoctions s'étaient multipliées, mais elles ne pouvaient que peu faire devant le mal qui rongeait Eun-Ae. Elle se sentait incroyable idiote. Les maux dont elle souffrait, elle ne pouvait malheureusement en parler à personne. Ce n'était pas un complexe de l'héroïne, seulement un manque d'attrait pour une peine de 25 ans en prison. Eun-Ae ferma les yeux. Cela passera. Tout allait finir par passer.

Ji Hye attira son attention sur une orchidée sauvage non loin du sentier. Eun-Ae, plongé dans ses songes, n'avait pas fait attention à son environnement. Cela aurait pu être dangereux dans une autre situation. La fleur était discrète, dissimulé dans le creux d'un arbre. Ses fleurs sont petites, bien plus que celles qu'on peut trouver dans le commerce. La plante en elle-même est également plus petite que ses consœurs. Mais à l'inverse de ces dernières, ses couleurs étaient incroyables vives. Elles offraient un condensé de vie, de vitalité, ainsi qu'une belle leçon de vie.

« - Jamais une fleur n'est plus belle que dans son milieu d'origine. »

Un autre constat était à faire sur les orchidées En effet, les fleurs d'orchidées avaient des vertus régénérante. Les sorcières avaient tendance à les utiliser comme soin anti-âge. Un succès de l'ancien temps. Maintenant, bien souvent, on collectionnait les pauvres plantes dans son salon en espérant les maintenir en vie en leur pulvérisant de l'eau trois fois par semaine.

Bien vite après son observation, Ji Hye s'excusa. Sa consœur sorcière ne put s'empêcher de lever un sourcil. Eun-Ae ne connaissait pas beaucoup Ji Hye, à vraie dire, elle pouvait même dire qu'elle ne la connaissait absolument pas. Cependant, il était clair que sa consœur sorcière n'avait pas confiance en elle. La jeune femme avait pris la mauvaise habitude de se rabaisser, comme coupable de vivre.

« - Pourquoi toujours t'excuser ? Aux dernières nouvelles, tu n'as rien dit de mal. C'était intéressant. »

Si Ji Hye continuait dans cette voix, elle risquait de passer le plus clair de sa vie à s'excuser de choses n'étant même pas excusables, au sens plus strict du terme. Elle risquait de passer le plus clair de son temps à se plier aux exigences des autres sans comprendre qu'elle doit vivre par elle-même et pour elle-même. Pour préférer un métaphore plus florale, Ji Hye devait s'affirmer comme une orchidée sauvage, non pas subir comme une vulgaire orchidée domestique.

« - Ne t'inquiète pas. J'ai tendance à dire ce que je pense sans passer par quatre chemins. »

Quelque chose traînait dans l'esprit d'Eun-Ae, une question qui n'abandonnait plus son esprit depuis maintenant plusieurs jours. Au loin, le bruit de l'eau se faisait entendre. Elles ne devaient pas être bien loin du cours d'eau.

« - Ji Hye, suivrais-tu plutôt ton instinct ou tes valeurs ? »

Cette question est anodine. Elle était même un peu idéaliste et naïve. Pourtant, elle ne cessait de travailler Eun-Ae.

Eun-Ae n'aimait pas beaucoup les relations sociales superficielles. Il y avait tout à gagner à aller au fond du sujet sans prendre de détour selon elle ... sauf situation particulière (et encore). Elle ne put pas s'empêcher de lever un sourcil en entendant l'anecdote de Ji Hye et de ses supposés amies.

« - Les plantes sont quelque chose d'important pour toi, non ? Cela signifie que tes amies n'accordent que peu d'importance à un sujet qui te tient à coeur ? C'est un peu ... »

Eun-Ae n'avait pas pour ambition de juger les relations de Ji-Hye, loin de là, mais ... en faite si. Il était difficile à concevoir pour la brunette de se brider, de se limiter pour le bien-être narcissique de ses supposés relations amicales. C'était une bonne chose de s'entourer de personnes diverses ayant des centres d'intérêts différents, mais il ne fallait pas pour autant oublier qui on était et ce qui nous animait jour après jour. Il fallait bien sûr faire la part des choses. Eun-Ae n'allait pas aller confesser ses secrets les plus sombres à la plupart de ses contacts ... mais mettre de côté quelque chose d'important pour elle, ayant une part importante de son quotidien, de sa vie, de ses états d'âmes pour le confort substantiel de ses supposés amis ... sans façon.

« - ... limite-limite. » articula finalement la sorcière.

Oui, « limite-limite » était le terme le plus neutre que la sorcière avait pu trouver. « Toxique » était le terme qui avait failli franchir ses lèvres. Grand bien lui fasse, Eun-Ae gagna un compliment : sa franchise. C'était rare qu'on apprécie cette qualité d'Eun-Ae. On avait plus tendance à considérer cette dernière comme un défaut. A l'époque où feu sa grand-mère était encore de ce monde, la bonne vieille femme avait bien essayé de corriger cet aspect de sa petite-fille, sans résultat concluant. Il faut dire que la matriarche avait le même défaut. Difficile alors de servir d'exemple. Certains soirs songeurs Eun-Ae se plaisait à imaginer sur son honnêteté était un héritage pur du tempérament de sa grand-mère.

D'où vint cette question, un peu innocente qu'elle posa à sa consœur. Valeurs et instinct. Instinct et valeurs. Difficile de les séparer l'un de l'autre. L'un avait permis à l'homme de survivre. L'autre avait permis à l'homme de ne pas devenir totalement un être sanguinaire et sans état d'âme. Les deux étaient nécessaires pour survivre, mais lequel était plus important que l'autre ? Quel dosage un homme sain devrait-il adopter ? Tel était la question.

« - Je pense aussi que l'instinct est un peu l'outsider du game. »

Eun-Ae eut un léger rire. Suivre ses valeurs était beaucoup trop facile. Trop innocent. Elle avait suivi ce principe toute sa vie. On lui avait arraché sa grand-mère, son seul ancrage familial. Elle avait continué à croire en ses valeurs pour espérer trouver le moindre indice menant à son aïeul. Cela n'avait rien donné. Il était temps de changer le dosage de sa propre survie.

La question de Ji Hye prit un peu au dépourvu la jeune sorcière. Des choses ? Oui, il s'en était passé des choses ...

« - Hum ... à vrai dire, j'ai toujours cru qu'avec de la bonne volonté, on serait récompensé. Faire le bien autour de soi, pour obtenir à son tour le bien, ce genre de choses ? Mais aujourd'hui, je pense qu'il est grand temps de relativiser cette conception naïve. »

Eun-Ae n'était plus cette gamine s'amusant à rêver du futur enivré par l'odeur parfumé et rafraîchissante des plantes concassés par sa grand-mère.

« - Les touriste, avec la conjoncture se font de plus en plus rare. Je ne sais pas comment mes comptes vont pouvoir survivre à vrai dire. Ouvrir cette boutique devait être une sorte de renouveau pour moi. »

Cette modeste boutique lui avait permis de joindre ses ambitions, sa reconstruction sans jamais oublier ce que lui avait appris sa grand-mère.

« - Actuellement, elle semble être devenu un véritable cauchemar. C'est un peu dur de voir ce futur idéalisé soudainement sombré. »

La boutique n'était pas le seul cauchemar que la sorcière traversait. A force d'être enfermé dans ce smog charbonneux qu'était devenu ses songes, elle s'habituait à leur présence. D'ici quelques temps, ils ne deviendraient plus qu'un avec elle.

« - Mais cela permet de relativiser. Je peux ainsi continuer à m'émerveiller du quotidien ... »

Devant elles, se tenait enfin la fameuse cascade qu'elles cherchaient ensemble. Rien qu'à la vue de cette eau ruisselant sur les roches, dans un espace naturel parfaitement préservé, Eun Ae esquissa un sourire. Elle ne regrettait pas d'avoir crapahuter dans la forêt, et encore moins avec Ji Hye.

Le monde serait-il terne sans gentillesse et naïveté ? Eun-Ae ne pouvait s'empêcher de relever cette phrase prononcée par sa consœur. Quelle blague. Le monde était de toute façon teintée de l'égoïsme et de la perversion humaine. Eux-mêmes qui avaient privés les êtres surnaturels de leur essence-même par un complexe d'infériorité s'étant transformé maintenant en complexe de supériorité. Une histoire bien compliqué pour résumé un mécanisme de jalousie injustifiée. Les espèces supérieures avaient étés asservi, enchaînées par leur aïeul, au service du plus « grand-bien ». Ce consensus à sens unique entretenaient haine, jalousie et esprit de revanche. Il était grand temps que ce monde s'enflamme pour mieux renaître de ces cendres. Pour Eun-Ae, cela permettrait d'économiser temps et énergie. Ce n'était pas de refus.

Par politesse, elle ne fit rien remarquer à sa consœur. Il était déjà rare qu'elle trouve une sorcière dans son entourage. Cette dernière lui proposa son aide concernant la boutique. C'était gentil, on ne pouvait pas enlever ça à cette proposition. Les premières intentions d'Eun-Ae n'étaient pas forcément des plus pures envers Ji Hye, mais .... ces intentions sont-elles devenus pures aujourd'hui ? Depuis quand ? Ceci devenait peut-être plus dangereux qu'elle ne l'imaginait ... mais que pouvait-il y avoir de dangereux derrière les mots hésitants de Ji-Hye semblant encore bel et bien amnésique ?

« - C'est si gentil de ta part, Ji Hye. »

Seulement les comptes n'étaient pas glorieux. Combien de temps la boutique pourrait-elle tenir ? Combien de temps Eun-Ae allait-elle pouvoir tenir ? Pouvait-elle se permettre de tisser un nouveau partenariat ? De toute façon, en ne faisant rien, elle se rendait droit dans sa tombe. Quitte à tout perdre, autant donner sa chance à Ji Hye.

« - Je peux te proposer un partenariat, si cela te convient. Passes quand tu as le temps à la boutique et on réglera ça. Je préfère toujours faire cela dans les règles. Nous pourrons montrer ainsi les couleurs de Jeju. »

Avec un partenariat, venait son lot de paperasse. Eun-Ae préférait faire bien les choses. Peut-être que cette visite impromptue dans sa boutique serait l'occasion de tester quelque peu sa consœur ? Elle ne semblait pas vraiment avoir fait attention aux influx magiques qui gravitaient autour d'elles. Il faut dire qu'avec la malédiction tout était plus difficile à percevoir. Feu sa grand-mère lui avait parlé de ce lointain passé où les sorcières pouvaient percevoir, et vivre, tout simplement. Cela lui semblait un si beau rêve enfant. Maintenant, elle ferait sombrer le monde entier dans son cauchemar.

« - Pour l'instant, profitons de l'instant présent. »

L'atmosphère était reposant près de la cascade. La chute d'eau dégageait une douce brume rafraîchissante. La végétation avait eu, avec le temps, le loisir d'en profiter et s'était développé dans ce paradis végétal. Préservé de l'impact de l'homme, diverses plantes grimpantes s'étaient installés près de la source d'eau. La végétation avait poussé dans chaos harmonieux. Dans cet étrange décor se découvrait une beauté insoupçonnée. Le temps semblait s'être arrêté. Appuyer contre la barrière de ce petit pont, les problèmes du quotidien d'Eun-Ae semblait soudainement bien insignifiants.

Eun-Ae avait soudainement envie de courir vers la falaise la plus proche pour sentir le vent, son élément, s'engouffrer dans sa chevelure, la bercer de son souffle, l'accompagner le tourbillon que forme en continuité ses sentiments ... afin de se sentir vibrante, afin de se sentir vivante.

La sorcière se tourna vers sa consœur. C'est vrai ça ... quel était son élément ? Les rapports de l'ordre noir ne le détaillaient pas. Les sbires n'avaient pas de temps à perdre avec ce qui leur semblait être des détails insignifiants. Cela changeait quand même beaucoup de paramètres de se retrouver face à une sorcière de feu ou de l'air ... mais cela, ils ne semblaient gère vouloir s'en rendre compte. Il y avait peut-être des choses plus urgentes. C'est vrai. Il y avait toujours des choses plus urgentes.

Une brise légère agita légèrement les arbres entourant la cascade. Eun-Ae ne put se retenir de l'apprécier. Son élément avec elle, certes impuissant, mais présent, lui donna soudainement de l'aplomb dans les ailes.

« - Les créatures humaines passent à côté de tellement de choses, apitoyées sur leurs petits sorts, tu ne trouves pas ? »

Le vent virvolant sa chevelure, elle ne put se retenir de se tourner vers sa consœur.